Apprendre à naviguer

Pourquoi vous avez peur en mer (et comment y remédier)


Une mer turquoise, un voilier qui glisse doucement sous un ciel parfait, et le bruit apaisant des vagues. C’est l’image que vous voyez sur Instagram, soigneusement cadrée et embellie. La navigation y apparaît comme une promesse de liberté, d’aventure et de sérénité.

Pas étonnant que vous rêviez de larguer les amarres pour rejoindre ce paradis flottant.

Mais voici la vérité : la mer, avec toute sa beauté sauvage, ne fait pas de cadeau.

Votre ancre qui dérape au milieu de la nuit. Le moteur qui refuse de démarrer à quelques mètres d’un récif. Un grain imprévu qui transforme votre après-midi tranquille en un véritable combat.

Ces moments, peu visibles sur les réseaux sociaux, sont pourtant le quotidien de tout navigateur.

Et si vous êtes mal préparés, ces situations prennent souvent la forme de la peur. Peur de l’inconnu. Peur du danger. Peur de ne pas être à la hauteur. 

Face à cette confrontation entre le rêve et la réalité, beaucoup découvrent le prix véritable de l’aventure maritime. Un apprentissage exigeant, qui vous confronte régulièrement à l’inconfort et l’insécurité . 

Alors, que se passe-t-il quand vos rêves de liberté et de réalisation personnelle se heurtent à la dure réalité de la mer ? 

Comment gérer cette peur qui surgit, parfois par surprise, et change complètement  la façon dont on perçoit l’expérience elle-même ?

La mer est la même pour tous, mais l’expérience ne l’est pas

La mer, avec ses vagues indifférentes et ses horizons sans fin, impose les mêmes règles à tous.

Pourtant, l’expérience qu’en font les marins diffère profondément. Ce qui est une aventure calculée pour certains devient une épreuve inattendue pour d’autres. Tout dépend de vos  moyens, de votre  préparation, et de vos attentes.

Yannick Bestaven au passage du Cap Horn pendant le Vendée Globe 2020-21

Prenons le cas des coureurs au large. Ils ne s’élancent jamais sans une préparation méticuleuse.

Une équipe à terre les accompagne, chaque manœuvre a été répétée, chaque risque anticipé.

Écoutez Eric Bellion parler de son Vendée Globe :
« Je me suis fait une grosse frayeur pendant une tempête, avec des vents de 82 nœuds. Mon bateau s’est couché, et un cordage qui tenait le mât a été arraché. J’ai dû monter sur le mât, à l’horizontale, pour reprendre le contrôle. Étrangement, dans l’action, je n’ai pas eu peur. J’ai hurlé, mais je n’ai pas paniqué. »

Pourquoi ? Parce qu’il savait qu’une équipe suivait ses mouvements. Qu’il pouvait compter sur son matériel et sur lui-même. Ce soutien, technique et moral, fait toute la différence.

À l’opposé, imaginez le plaisancier, vous, moi. Seuls ou avec un équipage familial, nous ne bénéficions ni d’une équipe dédiée ni de ressources infinies. Nos équipements sont fonctionnels, mais rarement conçus pour affronter des conditions extrêmes. Quand une avarie survient, nous devons puiser dans nos propres compétences, bien sûr limitées. 

La peur, dans ce contexte, s’accompagne d’un sentiment d’isolement vertigineux : « Et si je fais une erreur ? Qui viendra m’aider ? »

Cette différence fondamentale réside dans nos objectifs. Le coureur au large est animé par une quête claire : franchir une ligne d’arrivée, battre un record, prouver quelque chose. 

Le plaisancier, lui, est souvent guidé par un rêve plus diffus : celui de la liberté et de la beauté. Mais il découvre souvent tardivement que ces idéaux exigent un renoncement substantiel au confort et à la sécurité. Il plonge alors dans l’inconnu et c’est là que peut surgir la peur.

La peur : un miroir de nos limites ou une barrière infranchissable ?

La peur en mer est inévitable: qu’elle surgisse face à un cargo qui s’approche un peu trop vite ou lors d’une nuit où le vent hurle au mouillage.

Mais elle ne se manifeste pas de la même manière pour tous, et c’est souvent là qu’elle révèle bien plus que des limites techniques ou matérielles : elle agit comme un miroir, mettant à nu nos attentes, nos forces, et parfois nos failles. 

Ceux qui naviguent en équipage le savent: en mer, il n’y a pas d’artifice pour cacher nos réactions. Tout est amplifié, depuis l’adrénaline du moment critique jusqu’à l’introspection qui suit.

Pour le coureur au large, la peur est une donnée prévisible. Dès le départ, elle est intégrée à l’équation.

Eric Bellion résume cela parfaitement : « L’idée qu’on peut mourir pendant une course fait partie du jeu dès le départ. Même si l’on est très préparé, on va dans le pur inconnu. On ne sait pas comment la mer va nous accueillir, si l’océan va nous laisser passer, si le bateau va tenir. »

Dans ce cadre, la peur est moins une émotion qu’un signal à surveiller et à gérer méthodiquement. Elle n’est jamais ignorée, mais elle est maîtrisée.

Mais pour le plaisancier (qui n’a pas du tout prévu de mourir en mer) cette peur peut rapidement devenir un filtre plus implacable. Sans préparation suffisante, elle s’insinue dans chaque décision :

« Et si l’ancre chasse cette nuit?« , « Et si je rencontre une orque ? » 

Loin d’être une émotion isolée, elle peut contaminer toute l’expérience de navigation, au point de transformer un rêve en stress perpétuel et, parfois, de conduire à l’abandon pur et simple du projet ou du voilier.

Cette peur peut pourtant être un signal utile, un indicateur qu’il est temps de réévaluer nos moyens ou nos priorités. Mais encore faut-il savoir l’écouter. Car si elle n’est pas comprise et maîtrisée, elle peut se transformer en une barrière infranchissable. 

L’expérience en mer, révélatrice par essence, devient alors un filtre sévère : elle écarte ceux qui ne trouvent pas l’équilibre entre leurs compétences, leurs attentes, et la réalité implacable des éléments.

L’échec, l’abandon d’un projet dans lequel on a tant investi peut sembler terriblement douloureux voire humiliant. Mais dans les faits, c’est souvent un soulagement pour ceux qui osent en témoigner publiquement.

Mal préparés, peu avertis des inconvénients de la vie sur l’eau, ces candidats un peu trop naifs à l’aventure ont eu le temps de mûrir leur constat. Ils ne sont pas des héros. Et vous, et moi, non plus. Probablement.

Mais qu’est-ce qu’un héros? Un être surhumain doté de capacités innées et d’un courage inébranlable? Ou un simple mortel très bien entouré, soutenu et minutieusement préparé à la réalisation de son exploit?

L’héroïsme en mer : un idéal inspirant ou une pression toxique ?

L’héroïsme en mer a toujours fasciné. Il évoque des récits épiques de marins domptant les tempêtes, triomphant des vagues, et repoussant leurs limites dans une quête de dépassement. Mais cet idéal, bien qu’inspirant, impose aussi une certaine pression, surtout sur les plaisanciers qui ne se reconnaissent pas dans cette vision de la navigation.

Pour les coureurs au large, cet héroïsme est étroitement lié à la compétition et à la médiatisation. Soutenus par des sponsors et des équipes à terre, ils incarnent une vision presque mythique du marin solitaire qui se mesure à l’océan.

Titouan Lamazou, par exemple, décrit cette perception :

« Le risque ou le danger font partie intégrante de la séduction d’une épreuve telle que le Vendée Globe. Mais en réalité, les marins sont des personnes extrêmement raisonnables, méthodiques et prudentes, car la mer ne pardonne pas l’improvisation. »

À l’opposé, le voileux, éternel amoureux de Moitessier ou fervent supporter de Youtubeurs marinisés,  n’a ni podium à atteindre ni sponsor à impressionner. Il navigue souvent pour des raisons plus personnelles : s’évader, se reconnecter à la nature, partager des moments avec ses proches. 

Mais la pression implicite de cet idéal héroïque peut peser lourd.
Se voit-il comme un marin légitime s’il préfère un mouillage tranquille à une traversée audacieuse ? 

A-t-il le droit de renoncer face à une météo incertaine, alors que les récits des « héros des mers » exaltent la persévérance et le dépassement de soi ?

Cette norme implicite peut devenir excluante et culpabilisante. Elle véhicule l’idée que prendre des risques et surmonter la peur sont des passages obligés pour donner un sens à la navigation. 

Alors qu’en est-il de ceux qui cherchent avant tout la beauté d’un lever de soleil ou la sérénité d’une navigation côtière en famille ? 

Naviguer ne vous impose pas nécessairement de vous  mesurer à la mer dans un duel dramatique. Vous pouvez tout aussi bien  apprendre à composer avec elle, pour savourer les moments qu’elle offre sans chercher à les transformer en exploits. 

Cette posture plus humble, loin de l’héroïsme traditionnel, recentre vos objectifs : une expérience personnelle, où chacun avance à son rythme, en accord avec ses moyens et ses aspirations.

La vraie liberté en mer : avancer à son rythme, loin des clichés

Pour un plaisancier, cela commence par une évaluation honnête de ses compétences et des moyens disponibles. Il ne s’agit pas de braver les éléments pour prouver quoi que ce soit, mais de faire des choix réfléchis. 

Préférer un mouillage sûr à une traversée nocturne dans des conditions incertaines. Ajuster son itinéraire selon la météo plutôt que s’accrocher coûte que coûte à un plan initial. Prendre le temps de se former avant de se lancer dans des projets ambitieux. 

Ces décisions, loin d’être des signes de faiblesse, sont celles d’un marin responsable.

Cette approche invite aussi à redéfinir ce que l’on attend de l’expérience en mer. Là où un coureur au large cherche la performance et le dépassement, le plaisancier peut trouver sa satisfaction dans des moments plus simples : admirer un paysage, savourer une navigation paisible, ou partager une soirée au mouillage avec des proches. Ces choix, parfois moins spectaculaires, n’en sont pas moins riches de sens.

Mais pour avancer sereinement, il faut apprendre à apprivoiser la peur.

Une peur bien gérée doit rester rare et temporaire. Elle peut être ressentie, mais ne doit jamais dominer l’expérience. Lorsqu’elle survient, elle devrait laisser place à l’analyse et à l’action.

C’est là que la préparation joue un rôle clé : connaître son bateau, comprendre la météo, développer ses techniques, anticiper les imprévus. Ces compétences transforment ce qui pourrait être un moment de panique en une opportunité de progresser.

Naviguer à son rythme, c’est aussi se libérer d’une course invisible : celle à l’équipement, à la satisfaction des attentes des autres, ou d’un idéal inaccessible. C’est embrasser une navigation modeste mais durable, où chaque décision devient une opportunité d’apprendre et de se connecter à l’essentiel.

En avançant ainsi, le plaisancier découvre que la vraie liberté en mer ne réside pas dans l’exploit, mais dans la sérénité et le plaisir de savourer pleinement chaque moment.

Qu’allez-vous faire de votre peur ?

La peur en mer finit toujours par pointer son nez. Elle est une réponse humaine, instinctive, face à un environnement qui ne pardonne ni l’impréparation, ni l’arrogance. La question essentielle n’est pas de savoir comment l’éviter, mais de décider ce que vous voulez en faire.

Ne vous laissez pas berner par les récits épiques et médiatiques.

Même les coureurs au large ne transforment pas la peur en un défi héroïque à surmonter. Ils n’en veulent pas plus que nous à bord. Mais, à la différence des plaisanciers naïfs, ils l’intègrent consciencieusement dans leur préparation.

Une fois en mer, ils n’y pensent plus.

Alors que pour le navigateur moins aguerri, la peur peut facilement devenir une ennemie sournoise.

Elle s’insinue dans chaque décision, parasite chaque instant. Lorsqu’elle domine l’expérience, elle peut détruire le rêve de liberté qu’il est venu chercher. Pourtant, elle n’est pas une fatalité.

Pour éviter cela, il faut se poser la question essentielle : Pourquoi naviguez-vous ?

Est-ce pour affronter vos limites et prouver quelque chose, ou pour explorer, vous émerveiller, et refaire le monde au mouillage avec vos meilleurs amis ? Vos objectifs façonnent votre manière d’interagir avec la peur, mais aussi votre rapport à la navigation.

Dans tous les cas, une navigation sereine repose sur trois piliers :

  • une préparation adaptée,
  • des attentes réalistes
  • et la capacité à analyser les situations sans céder à la panique.

Dans cette posture humble mais réfléchie, la peur devient une alarme. Un signal utile pour réajuster votre cap, ralentir ou anticiper. Bien écoutée et maîtrisée, elle s’efface pour laisser place à la maîtrise de soi et à l’action.

Le chemin pour y parvenir est progressif.

Prenez le temps de votre apprentissage. Savourez chaque étape.

Aujourd’hui, vous êtes sorti par 25 nœuds de vent. Demain, vous oserez passer une nuit au mouillage. Et dans quelques mois, vous envisagerez peut-être une première traversée. Si elle s’est bien passée, vous pourrez allonger la foulée. Ainsi, votre confiance grandira, et la peur s’effacera peu à peu.

Alors, que voulez-vous faire de votre peur ?

L’ignorer, au risque qu’elle devienne un passager clandestin, ou la cantonner à son seul rôle utile: celui d’un signal d’alarme, une mesure de votre préparation et du réalisme de vos expéditions?


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